Mon portrait par René en 1999, pour un affiche d’un de mes spectacles « la mer m’a dit »
J’ai rencontré ce grand dessinateur en 1998, alors que j’arrivais à Bruxelles. Quelques copains de ma copine de l’époque, Maud, étaient venus m’aider à emménager… Parmi eux, un grand gaillard, Dominique, sympathique, qui savait que j’essayais d’écrire et de publier… Il m’a dit que son père était dessinateur, et quand j’ai compris qui c’était, mon petit cœur a bondi… Quelques jours plus tard, Dominique me donnait deux BD avec des dédicaces super belles, et au culot, je demandais si je pouvais le rencontrer.
Alors, un soir, je suis descendu à la petite gare de Linkebeek, et René est venu me chercher. On est rentrés dans son petit appartement/atelier du square des braves… il m’a montré quelques scénarios, dont ceux de Tillieux et de Delporte, et puis, sans vraiment avoir prévu le coup, je lui ai raconté une histoire que j’avais en tête, une histoire de naufrageur breton… C’était un peu magique, il ponctuait mes phrases de « Alleï! » , dans la pénombre, ça a duré longtemps, une grosse demie-heure…
Mais c’était pas le moment, René voulait un scénariste chevronné, pas un inconnu débutant comme moi… il avait besoin d’un succès, ce que je comprends très bien…
Quand j’ai commencé à publier, je lui ai envoyé mes livres, qu »il distribuait à ses petits-enfants… il me répondait par de longues lettres…
On s’est un peu perdus de vue, pas longtemps, genre 5 ans, et puis, habitant à nouveau à Bruxelles, j’ai été voir une expo à Rouge-Cloître, et on s’est revus… j’ai écrit sur Facebook qu’un de mes rêves était d’écrire un texte pour lui… Benoit Mouchart, directeur éditorial de Casterman a dit Banco et m’a proposé d’écrire une nouvelle pour la revue Pandora… j’en ai &écrit 3, pour que René puisse choisir sa préférée: ça s’appelle « le jour de ma mort » et c’est une farce sombre, écrite en pensant qux dessins que René pourrait faire… de l’action, de l’action! c’est ce qu’il m’avait toujours dit…
J’ai encore eu la surprise de le voir avec un de ses petits fils devant ma boutique, un beau matin, où il m’amenait un dessin rien que pour moi! il a acheté (il refusait absolument que lui donne) un de ses livres illustré il y a plus de 50 ans…
Et puis au tout début du confinement, il est mort, à la même période que Christophe (le chanteur), un autre ancien que je m’étais choisi comme modèle, son exact opposé…
Cette histoire a démarré le jour de ma mort.
Ce jour-là, tout le monde était très triste. Surtout les femmes et les bateaux. Les larmes des unes et les vagues des autres donnaient au village un air d’Ecosse, un soir de novembre. Le vent tapait toc toc à la porte de l’église et si je n’avais pas été mort, j’aurais hurlé bien fort « mais taisez-vous ! »
Il y avait au premier rang le maire, qui pouvait pleurer toutes les larmes de son corps. Avec moi disparaissait l’homme le plus riche et le plus généreux du village. Venait ensuite Véra, la femme la plus folle et la plus belle que j’aie jamais connue, et j’en ai connues, des belles et des folles… Au deuxième rang, mes enfants, supposés ou réels. Je les ai tous reconnus, les blonds, les bruns, les noirs, les blancs, les filles et les garçons, les rouquins, les boiteux et les bossus, tous ceux qui voulaient être mon enfant, je disais oui. J’aimais me promener le soir, après la veillée, avec cette petite troupe aux trousses qui riait et chantait des chansons d’ivrognes.
Au troisième rang, mes femmes. Elles aussi, je les ai toutes reconnues, qu’elles soient laides ou qu’elles soient belles, vieilles, moches, jeunes, fragiles, énormes, gigantesques, idiotes ou brillantes, c’étaient mes femmes, les femmes de mon village.
Aux autres rangs, il y avait les autres.
Le curé a dit les mots qu’on dit dans ces cas-là et a fermé ma boite. Mon chien a hurlé, à la mort, c’était la moindre des choses.
On m’a enterré à la và-vite, entre deux rafales de vent, et tout le monde sauf mon chien a été boire à ma santé au bistrot du village.
La lune était claire. Presque trop claire. Les verres se sont enchainés trop vite et trop vite, les larmes ont séché. Le premier de mes enfants, mon préféré, a crié :
-Je vais chercher les sous de mon père… et il a sorti une grosse clé de sa poche droite.
Il commençait à pleuvoir, mais bon, ça ne lui faisait pas peur, pas plus qu’aux autres… tout le village s’est bientôt trouvé au milieu de la grande rue. on dit la grande rue, mais en fait c’est la seule rue du village.
Le bossu a essayé discrètement de courir devant, pour être le premier à arriver devant ma maison. Mais le boiteux s’en est aperçu et lui a lancé un pavé… pan dans la gueule ! le bossu a titubé sur 5 mètres, puis s’est écroulé la tête sur les pavés.
Ce fut le premier mort du jour de ma mort.
Le maire a dit « voyons, voyons » et s’est mis à courir, malgré ses grosses jambes. Le premier de mes enfants a pris avec lui un petit groupe, le groupe de mes préférés. Ils ont méthodiquement avancé, comme des militaires, donnant des coups de canne à tous ceux qui leur faisaient obstacle.
Un gamin, un petit roux, avait réussi , en se faufilant entre les jambes des autres, à être le premier devant ma maison. Comme il n’avait pas de clé, il lança quelque chose à travers une fenêtre. Le quelque chose poussa un hurlement de douleur : la fenêtre était ouverte.
Un second groupe, celui des enfants que j’aimais moins, appelé le « groupe des maudits » sortit de ses poches une batterie de boulons et en arrosa le groupe de mes préférés…
Pendant ce temps, le petit roux et son projectile, un tout petit mais vraiment tout petit nain, glissèrent sur le parquet ciré de ma maison vide. Ils se frayèrent un chemin au milieu des chats, mes chats.
Mais pendant ce temps, le groupe de mes préférés avait réussi à ouvrir une brèche dans le groupe des maudits, en se servant du maire comme d’un bouclier. Ses petites jambes battaient l’air, son crâne ne ressemblait plus qu’à une balle de ping pong cabossée.
Mais Véra, la belle Véra était une joueuse de fléchette redoutable. Elle marqua dix points d’un seul lancer. Un grand garçon au visage de fille s’écroula net, une fléchette en plein front… mes préférés furent saisis de rage. L’un d’entre eux avala même un boulon. Il sauta sur Véra, la belle et folle Véra, qui ne fut plus que folle.
Un troisième groupe tenta sa chance. C’était le groupe des femmes que j’avais aimé. Elles étaient nombreuses, aussi elles ne firent qu’une bouchée du groupe des maudits. L’une d’entre elle, une femme répondant au nom de Belle, qui n’avait de belle que son prénom, hurlait « c’était moi qu’il aimait, moi ! Moi ! » Et jouait de son parapluie comme d’un sabre.
A ce moment-là, on comptait déjà 11 morts.
Tandis que le petit roux et le tout petit nain progressaient dans le salon vert, le groupe des préférés se regroupait autour du maire. Le maire était mort mais pouvait servir encore. De bélier, en l’occurrence, que 7 rudes gaillards et gaillardes saisirent, pour ouvrir la porte en chêne. C’est à cette occasion qu’on s’aperçut que non, finalement, le maire n’était pas tout à fait mort, mais que maintenant, il l’était.
La porte s’ouvrit. Un hurlement retentit. Un tout petit nain surgit du haut de l’escalier et roula jusqu’à James, le chef des préférés. James hurlait « couché, couché », croyant s’adresser à mon chien, mais bientôt, ce fut lui qui fut couché.
Le petit roux était déjà dans la chambre jaune quand il sentit un frisson le long de son dos. Belle fut contrariée : elle ne pourrait plus jamais ouvrir son parapluie, planté dans le dos du petit roux.
En bas, c’était la guerre. Le salon jaune devra désormais s’appeler « le salon rouge ». Les habitants du village se massacraient allégrement, le nombre des vivants diminuant au même rythme que le nombre des morts augmentait. Les femmes et les hommes se mélangeaient dans une chorégraphie brouillonne et misanthrope. Seule Véra survivait en riant au milieu des images floues et macabres.
Pour un beau massacre, ce fut un beau massacre. Au pied de mon coffre, Belle mourut d’apoplexie en découvrant une bouteille de vin rouge ouverte et à moitié vide, tout ce qui me restait au moment de ma mort.
Véra riait, et moi aussi, finalement… le petit village était bien vide, maintenant, et le petit cimetière bien plein…
Véra grimpa comme elle put dans la salle du coffre, haussa les épaules et finit la bouteille rouge. Puis elle sortit de ma maison, siffla le chien, et ils s’en allèrent du côté de la falaise, des gouttes à leurs côté.