octobre 1989

Un texte demandé à l’origine par un éditeur qui voulait mêler transport et ville… j’ai choisi Berlin-est et la trabant… apparemment, c’était trop pour lui! du coup, comme je n’ai pas voulu changer mon texte, celui ci n’est resté qu’un mignon petit manuscrit tout discret, et non pas un album tout beau! Ca m’est égal, je préfère ne pas publier des textes que de mal les publier… par contre, le voilà en lecture libre!

Octobre 89. Berlin-Est.

J’ai 10 ans et mon père aussi ! Il a 10 ans ! Il retombe en enfance ! Il est fou de joie, saute en l’air, pousse des cris de chouette !

-Le mur ! Le mur ! Il est kaput ! il est kaput !

-Le mur ? Quel mur ?

-Le mur ! Le mur !

Il arrivait pas à dormir, avec tout ce qui se passe, il a allumé la radio, il a entendu : « le mur est tombé ! »

Papa a réveillé maman :

-Gudrun ! Le mur est tombé !

Maman a réveillé Greta :

-Ma puce, réveilles-toi, y a plus de mur ! il est cassé !

Greta a crié, et maman a dit :

-Moins fort, tu vas réveiller mémé !

Mais elle a dit ça en criant, ça a réveillé mémé.

Mémé a pleuré, Helmut est rentré, il avait les joues rouges, les yeux rouges, les mains rouges, et un marteau à la main !

-Papa ! Kurt (Kurt, c’est moi), Maman, Greta, mémé ! C’est… c’est …

Il a même pas réussi à finir sa phrase, c’est papa qui l’a terminée :

-C’est le plus beau jour de ma vie !

Et il a sorti ses clés de voiture !

-Faut pas rater ça ! On prend la Trabant ! Je veux qu’on soit les premiers à l’ouest !

Maman a dit :

-Comme ça ?

-Quoi, comme ça ?

-Tu comptes y aller en pyjama ?

-Tu as raison, je vais mettre une cravate.

On est tous montés dans la Trabant que papa a achetée il y a 10 ans. Elle est jaune. C’est bien, jaune, c’est mieux que rouge !

Papa s’est mis au volant, maman à côté, Mémé derrière, Greta sur ses genoux, Helmut sur le côté, et moi au milieu.

Et on a démarré. Enfin, on a essayé ! Papa a toussé, la voiture aussi, elle a hoqueté, papa a râlé, Helmut a donné un coup de marteau sur la portière, la voiture a démarré.

Papa a roulé à fond dans la nuit. Enfin, le plus à fond qu’on pouvait, on s’est même fait doubler par un vélo. On roulait dans la nuit, tous feux éteints, par habitude. Mais très vite, on a vu des phares. Plein. Des dizaines. Des centaines. Des milliers. Une farandole de phares. Et des dizaines, des centaines, des milliers de Trabant, rouges, jaunes, vertes, bleues, blanches, qui roulaient toutes vers la même direction, vers l’ouest, vers…

-La liberté ! a crié papa !

On roulait au pas, comme des escargots, mais des escargots dans une Trabant.

Des cris sortaient de toutes les voitures, alors papa a baissé sa vitre et on a tous crié aussi, même Mémé, qui d’habitude quand elle crie c’est pour nous dire de finir notre soupe.

Et puis, papa est devenu tout blanc. On s’est approché du mur. On faisait du 2 à l’heure mais c’était encore trop rapide. Je n’étais encore jamais passé de l’autre côté ! Jamais ! Un soldat à l’air fatigué nous a fait signe de passer !

-ça alors, a dit papa. Il ne nous a même pas tiré dessus !

On avait passé le mur. Des hommes et des femmes tapaient dessus avec tout ce qu’ils avaient trouvé, des marteaux, des tournevis, des scies… des feux étaient allumés, des feux de joie et le son d’une guitare s’était glissé dans l’interstice de la fenêtre entrouverte.

La file de Trabant s’est dispersée dans Berlin ! On pouvait aller où on voulait, un coup à droite, un coup à gauche ! Mais du coup, papa était un peu perdu ! Il pouvait tellement aller où il voulait qu’il ne savait plus où il voulait aller !

-Et si on allait voir Gunther ?

-C’est qui, Gunther ? j’ai demandé.

-C’est ton oncle ! Et tu as même une cousine ! Allez, direction Gunther.

-C’est loin ?

-T’inquiètes, c’est une bonne voiture !

On s’est éloignés de la grande route, on en a pris une plus petite, toute droite, avec des lampadaires éclairés même la nuit !

-Vous savez, les enfants, a dit papa d’un air très fier, il parait qu’on voit les autoroutes allemandes de la lune.

Moi, j’y croyais pas trop à son truc des autoroutes, mémé a fait toc toc de la tête, maman souriait bizarrement, Helmut riait tout seul et Greta dormait.

La Trabant faisait un drôle de bruit, ou plutôt, un bruit drôle. Cling cling cling ! Normalement, papa aurait dû changer une pièce dessus, mais c’est une pièce qu’on ne pouvait acheter qu’en Allemagne de l’ouest, mais comme avant aujourd’hui, on avait pas le droit d’aller en Allemagne de l’ouest, on restait avec la Trabant qui fait cling cling.

Le jour s’est levé doucement, et le bruit des oiseaux a couvert le bruit du moteur. C’était fou ce qu’il y a comme oiseaux, à croire qu’ils sifflent plus fort à l’ouest.

Tout le monde s’est endormi, sauf papa, sinon on aurait eu un accident, et moi…

En fait, l’ouest ressemblait à l’est, à la différence prés qu’à l’ouest on pouvait rouler tout droit sans être bloqué par un mur.

Le soleil s’est levé. On est entrés dans une petite ville, on a tourné 3 fois à droite, une fois à gauche, , et on s’est engagés dans une zone résidentielle, composée de petites maisons en briques, à l’aise les unes avec les autres, prenant toute la place dont elles avaient besoin, étendant leurs allées, leurs garages, leurs haies bien taillées… La Trabant a un peu hésité et a choisi la plus jolie des maisons en brique. Devant le garage, il y avait une voiture. La petite Trabant jaune s’est retrouvée nez à nez avec une énorme Mercedes noire.

Un bonhomme qui ressemblait à mon père mais en un peu plus vieux et un peu plus gros, est descendu de la Mercedes. Quand il a vu d’abord la petite Trabant, puis mon père, il a ouvert la bouche très grand, mais aucun son n’en est sorti. Nous, on est sortis de la voiture et papa m’a dit :

-Kurt, je te présente mon frère ! Ton oncle…

Une fille de mon âge a passé la tête de la porte de la Mercedes.

-Et toi, tu dois être Gudrun ? Tu as le même âge que Kurt, je crois.

Je l’ai regardé, elle m’a souri, j’ai dix ans, elle aussi, et une robe couleur Trabant, toute jeune.

C’est bien, le jaune, c’est joli… Plus joli que le rouge…