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Le roi des mouettes, la reine des chouettes

Sortie: mars 6, 2014
Editeur: Thierry Magnier

Cette nouvelle est parue en 2014, aux éditions Thierry Magnier… Épuisée et libre de droit, je vous la mets à disposition gracieusement.

1

Un jour, les mouettes décidèrent qu’il y en avait assez des hommes. Le roi des mouettes et le roi des goélands tinrent un grand conseil au beau milieu de la décharge, la grande décharge du bord de mer. Étaient présents le roi des rats et ses sept yeux, la reine des orties et sa robe qui pique, et le roi des moustiques. Qui pique aussi. D’autres animaux étaient venus par leurs propres moyens, certains de loin, des pigeons de Venise, des araignées d’Afrique, des scorpions du désert, des vers de terre de la terre…

-Frères du port, dit le roi des goélands, je vous ai réuni aujourd’hui pour tenir notre grand conseil exceptionnel. Vous tous, espèces de la grande décharge, vous tous qui vivez dans les poubelles des hommes, vous avez répondu à mon appel. Nous excusons le roi des poissons-chats, qui pour des raisons techniques ne peut assister à cette réunion sur la terre ferme.

-Tant mieux, pesta le roi des rats.

-J’ai tenu à ce que vous soyez tous là, peuple des poubelles, car j’ai une annonce importante à vous faire : pendant des années, nous avons été chassés, pourchassés par les hommes et leurs alliés, les chiens et les chats… ils nous ont accusés de tous leurs maux, certains allant même jusqu’à dire que nous leur donnions des maladies… ils nous ont repoussés dans les endroits où ils ne voulaient pas vivre, les égouts, les poubelles, les caves, les terrains vagues…

-Hou hou ! crie l’assemblée.

-Mais aujourd’hui, dit le roi des mouettes, aujourd’hui, tout ça est terminé ! car voici l’heure de la revanche ! Aujourd’hui, nous, peuple du bas, peuple mal-aimé, nous avons gagné notre guerre contre les hommes ! regardez, regardez où s’étend aujourd’hui notre décharge, notre belle et fière décharge…

La mouette tendit son aile vers l’horizon…

-La décharge a gagné. Nous avons gagné. La ville des hommes est aujourd’hui envahie par les ordures, et nous sommes devenus les maitres… regardez ! regardez le paysage qui s’offre à nous : des poubelles par milliers, des tonnes d’ordures, et la ville qui n’est plus qu’un lointain souvenir. Aussi je vous propose, aujourd’hui, que nous sommes les plus forts, de profiter de notre force pour faire ce qui nous aurions dut faire depuis belle lurette !

-C’est qui Lurette ? demanda un pigeon un peu concon qui ne venait pas de Venise mais de Montargis.

-Ouiiiiii ! crièrent les autres animaux, sauf la reine des orties qui, nous le savons tous, n’est pas un animal et ne peut donc pas crier.

La mouette imposa le silence. Tout le monde était suspendu à ses lè.. euh à son bec…

Elle embrassait la foule de son regard noir. Enfin, elle dit :

-Chassons les hommes.

Silence.

-Chassons les hommes, comme ils nous ont chassés.

Le roi des moustiques jugea bon d’intervenir : il vola jusqu’à la tribune de vieilles bouteilles en plastique et déclara :

-Bzzzzzzzzzzzzzzzzzzzz !

-Euh, le moustique est d’accord, dit la mouette !

-Hourrah, hurlèrent les animaux de la décharge, foutons les hommes dehors, jetons les dans les bois d’où ils n’auraient jamais dû sortir !

-Ceux qui sont d’accord lèvent le doigt, dit le goeland.

Et alors, ce fut formidable : tout le monde leva le doigt ! sauf la reine des orties, qui n’est pas un animal, ni le rat, qui n’en a pas, de doigt, ni la mouette et le goéland qui ont des ailes, tout le monde le sait, ni le moustique qui ne pouvait rien lever du tout, ni le pigeon de Montargis, qui n’avait rien compris et était décidément trop concon.

-Bien, dit la mouette. Puisqu’on est tous d’accord, surtout moi, je déclare solennellement ouverte : la guerre aux hommes !

-Guerre aux hommes, répéta la foule.

Le peuple d’en bas bourdonna, vrombit, murmura tant et tant que cela fit un vacarme insoutenable. Une mouette, puis deux, puis trois, suivies par une nuée de moustiques, un nuage de pigeon, une armée de guêpes, une traînée de rats, un sillon d’araignées et bien d’autres choses encore, s’envolèrent, grouillèrent, glissèrent vers ce qui restait de la ville des hommes…

2

La guerre fut brève. En trois jours, les hommes, les femmes et les enfants, avaient perdu. Ils se réfugièrent dans le seul endroit où ils pouvaient encore trouver refuge. La forêt.

3                                                                                           

La forêt était sombre et froide. Les hommes se terraient, blottis les uns contre les autres, serrés contre un arbre. Ils avaient oublié les bruits de la nuit, le craquement des branches, le hululement des oiseaux, l’humidité de la mousse. Ils étaient arrivés par petits groupes de 5 ou 6, et s’étaient enfoncés le plus loin possible pour échapper à leurs poursuivants. Pas de chefs. Les hommes avaient eu peur comme tout le monde, les femmes avaient eu froid comme tout le monde, les enfants avaient pleuré comme tout le monde.

4

Dans une clairière, au creux d’un vallon doux, là où une rivière creusait des rides de vieilles dames, éclairée par les rayons d’une autre vieille dame, les animaux de la forêt s’étaient réunis.

-Peuple du noir, peuple des feuilles et des troncs d’arbres, peuple des bois et des forêts, peuple de la lune, dit une vieille chouette, la reine. Je vous ai réuni cette nuit, car l’heure est grave.

Le roi des loups dressa ses oreilles. Le roi des ours, la reine des abeilles sur son épaule, s’était levé fièrement. Au sommet d’une vieille souche, la reine des fourmis, son immense armée derrière elle, était prête à en découdre.

-Nous attendons le roi des vers des terres, envoyé en espion dans la Grande Décharge. Mais il risque d’être en retard.

-Il vient à pied, c’est pour ça, dit l’enfant-mulot, le plus petit des rongeurs.

Il y avait aussi la tête en bas, dix-sept chauves-souris. Il n’y a pas ni reine ni roi chez les chauves-souris.

-Comme vous le savez, le peuple de la décharge a chassé les hommes de ce qui restait de leur territoire. Ne sachant plus où aller, ils sont revenus sur la terre de leurs ancêtres : la forêt.

Les animaux se regardèrent un instant, comme s’ils cherchaient à savoir ce que pensait l’autre.

-Le problème est simple : ou ils partent ou ils restent. Nous devons choisir. Ou nous les prenons sous notre aile, les soignons et les nourissons. Ou nous les chassons. Sans pitié. Et nous tuerons ceux qui résistent. Chacun d’entre vous donnera son avis. Il faudra que nous ayons pris notre décision aux premiers rayons du soleil. Biche, que veux-tu ?

La biche rougit et dit :

-non rien…

-Bien, poursuivit la reine des chouettes… qui veut commencer ?

-Moi, dit l’ours.

-Bien, parles, nous t’écoutons.

-Dehors ! je dis dehors ! Je suis contre l’introduction de l’homme dans la forêt ! C’est toujours pareil avec eux ! Ils arrivent, au début, c’est cool, et après ça se gâte !

-Tu oublies, grand ours, qu’il y a longtemps de cela, nous vivions ensemble, dans la même forêt.

-Et toi, tu oublies, vieille chouette, qu’ils nous ont chassé, qu’ils ont tué nos enfants, qu’ils ont abattu nos arbres.

-Je suis vieille mais je n’ai pas oublié, répondit la chouette. Et toi le loup, qu’en penses-tu ?

-Comme l’ours, je pense que l’homme ne changera jamais. Te souviens-tu des battues du siècle dernier, où ils venaient à 50, 100, 200, pour tuer un seul d’entre nous ?

-Je me souviens, répondit la chouette, comme je me souviens des temps pas si lointains où on clouait chouettes et hiboux sur les portes des granges pour éloigner le mauvais sort. Et toi, la biche ?

-Oh moi, dit la biche en rougissant, et elle bondit, quittant la clairière en trois sauts gracieux…

-Enfant-mulot, ton avis ?

-Excuse-moi, vieille chouette, je ne veux pas te manquer de respect, mais pour l’instant, on s’est plus fait bouffer par ceux de ton clan que par les hommes… moi, ils ne me dérangent pas du tout… je les trouve même plutôt marrant…

L’enfant-Mulot reprit son activité préférée : il jouait avec une noisette.

La nuit était profonde. Seul la lune apportait un peu de douceur et de lumière sur les gueules noires des animaux.

                                                                                              *

-Fourml, ton avis ?

-A mort ! Et quand on les aura tous tués, on tuera ces ordures du peuple de la décharge. Et quand on les aura tués, je vous tuerai tous !

-Hum… oui, bien… merci, fourmi, nous y réfléchirons…

-Abeille ?

-…

-Abeille ?

-Oui ?

-Votre altesse, nous feriez-vous l’honneur de donner votre décision en ce qui concerne le sort des hommes.

La reine des abeilles se pencha vers un vieux bourdon. D’un battement d’ailes, il ordonna à 5 autres bourdons de transporter la reine des abeilles au sommet d’une ruche sauvage.

-Après réflexion et consultation de mes très chers et très fidèles conseillers, nous avons, nous, reine des abeilles, pris notre décision : Vivant avec les hommes en bonne intelligence depuis des générations, nous avons remarqué une nette détérioration de nos relations depuis quelques années. En conséquence, nous suivons la majorité des avis, et demandons, non la mort, mais le bannissement, des humains.

La reine regarda la foule de droite à gauche et de bas en haut, et, satisfaite de son effet, ajouta :

-Après tout, ils n’ont qu’à aller sur la lune, puisqu’ils l’aiment tant !

5

La chouette ramena le calme d’un hululement.

-Bien, je crois que nous avons écouté tout le monde. Si nos amis les renards ou nos sœurs de la mousse veulent ajouter quelque chose, nous les écoutons.

-Rien à dire, dit le renard.

-Pas mieux, ajouta la mousse.

Alors, la reine des chouettes se tourna vers le roi des hiboux et délibérèrent longuement. Tout le monde était suspendu à leurs lè… euh… à leurs becs.

Enfin, alors que les premiers rayons du soleil allaient atteindre les plus hautes cimes des arbres, la reine des chouettes déclara :

-Aujourd’hui, les hommes ont besoin de nous. Ils ont froid, ils ont faim, et si nous ne les aidons pas, leur clan est menacé de disparaitre. Eux ne nous ont pas aidés quand nous avions besoin d’eux. Je vous ai écouté, tous, avec attention. Ma décision est prise, même si elle me coute et qu’elle est cruelle : les hommes nous ont fait trop de mal et nous en ferons encore. En conséquence, je propose que les hommes soient chassés de la forêt, sous peine d’être exterminés par nous.

L’assentiment se fit dans un silence de mort. Chaque animal, l’un après l’autre, levait qui une patte, qui une aile, sauf le ver de terre qui venait enfin d’arriver…

6

C’est dans ce silence qu’on entendit un bruit étrange. Une plainte, un cri, mais doux et terrifiant à la fois. Les animaux qui avaient des oreilles les dressèrent. Ça venait du fond de la foret, de ses entrailles, de son ventre.

La chouette baissa les yeux :

-Ce… ce sont les pleurs d’un bébé homme…

Plus personne n’osait prononcer une parole. La biche revenue en trois petits bonds gracieux semblait plus émue que jamais. Cela aurait pu durer une éternité, si la louve, qu’on n’avait pas entendue jusqu’alors, ne s’était levée, et sans mot dire, n’avait été en direction des pleurs.

On la suivit jusqu’au ventre de la foret. Sur un lit de mousse, un bébé homme, tout nu, pleurait. Il avait faim. La louve se coucha contre lui. Et le bébé la téta comme si c’était sa mère.

La lune allait bientôt disparaitre, le soleil prendre sa place. La chouette regardant ce spectacle prononça ces quelques mots devenus historiques :

-C’est chouette.

Et les animaux de la forêt décidèrent de ne rien décider, qu’après tout, on verrait bien, que demain, il ferait jour…

Vincent Cuvellier,

Bruxelles,

26 aout 2012.