En 2019, en plein confinement, le journal Libération me demande d’écrire un article dans le cadre du Libé des auteurs jeunesse. ce sont eux qui me proposent de dresser le portrait de Camille Thomas, une jeune virtuose violoncelliste qui s’est fait connaitre en jouant sur les toits de Paris, puis dans les musées, au plus fort de la vague de Covid 19… Je ne connaissais pas, j’ai dit oui, je ne l’ai pas regretté, puisque nous développons un projet et qu’elle est éminemment sympathique!… voici l’article écrit pour l’occasion et l’illustration de Gaëtan Dorémus.
Paris est assommé. La ville est dans sa gangue. Vu de haut, tout est vide. Pas un chat. Pas une âme qui vive. Un facteur aurait fait l’affaire, rassurant, avec son courrier à l’heure, son vélo crevé et ses sacoches jaunes… Ou une mémé, tiens, c’est rassurant, une petite mémé qui affronte le flot des voutures d’un boulevard, arrimée à son cabas, risquant sa vie pour ramener une botte de poireaux… mais non, rien. Pas de facteur, pas de petite mémé : les rues sont vides, désespérément vides.
Pin pon… pin pon…
La seule musique du trottoir d’en face. Une ambulance… deux ambulances… des dizaines d’ambulances. Il n’y a que ça… le ballet des ambulances, qui vont et viennent, entrant et sortant de la Pitié. La Pitié, le bien nommé.
Camille soulève un coin de rideau. Encore une, blanche à croix rouge, qui entre. Une ville vide, un hôpital plein. Le seul endroit qui bourdonne de vie… de vie, façon de parler.
Camille est comme tout le monde. Elle est bloquée, coincée dans un lieu plus ou moins choisi. Une photo de l’instant T. Elle, c’est un appartement du XIII° arrondissement. Avec vue sur l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière.
Un bruit au-dessus d’elle, au-dessus des toits. Elle ne le voit pas encore, mais entend le son des pâles. Un hélico. Jamais bon signe, un hélico au-dessus d’une ville vide. A l’heure qu’il est, il doit s’être posé sur un toit. Des infirmiers en combinaison étanche doivent courir la tête baissée, pour réceptionner un malade, allongé sur une civière. Un malade de plus.
La journée est longue. Trop longue. Camille a rangé son agenda surchargé. Aujourd’hui, peut être serait elle à Tokyo… ou dans un avion… Camille est souvent dans un avion… enfin, était… Elle essaie de se souvenir… c’était quoi, déjà ? les Etats-Unis, d’abord, non ? et puis l’Asie…
Elle regarde l’heure, machinalement. Ça fait des heures qu’il est 18 heures… il va bientôt être 20 heures… le seul rendez-vous, les seuls visages, les seuls sourires de la journée…
Camille a un peu le trac. Pourtant, elle a l’habitude. Elle n’a voulu que ça, depuis qu’elle a 4 ans : apprendre et encore apprendre le violoncelle pour un jour jouer la musique dans des salles du monde entier. Elle a réussi. Elle joue la musique dans les salles du monde entier. Enfin, elle jouait. Ça s’est arrêté d’un coup. Pas que pour elle, pour la terre entière. Il y a 15 jours encore, tout le monde courait dans tous les sens et elle avec, et là, plus rien. Silence complet. Tout le monde immobile. Vous savez, comme ces enfants qui jouent à un deux trois soleil. Une maladie invisible tape 3 coups sur un mur, et au 3° coup, tout le monde s’arrête de courir, de bouger, de respirer…
Un, deux, trois, soleil. Camille tente un œil dehors. Elle plisse les yeux. N’a pas vu la lumière naturelle depuis des heures. Allez, elle se lance. Un, deux, trois : 8 kilos de violoncelle dans les bras, et une vingtaine de marches à escalader. Elle a l’habitude, elle trimballe cet instrument, ou un de ses semblables, depuis des lustres.
Ça y est, Camille est sur la corniche. Elle surplombe Paris, Stradi à ses côtés. Elle a le droit, elle a bien regardé sur les polices d’assurance, Stradi peut prendre l’air. Stradinou en a vu d’autres, il en aurait des histoires à raconter. 300 ans qu’on se le refile, de virtuose en virtuose. N’empêche que ce violoncelle-là, malgré son statut de Joconde des instruments de musique, n’avait encore jamais vu Paris sous cet angle.
Camille a un peu froid. Pourtant, il n’y a pas de vent. Elle prend son instrument sous son aile, ferme les yeux, prend sa respiration, et joue. Piaf. Ravel. Donizetti.
Une petite dame timide entrouvre sa fenêtre. Un gamin fait signe à son papa qu’il y a une dame sur le toit d’à côté. Un jeune célibataire lâche 5 mn son portable. Des fenêtres s’ouvrent, des yeux se ferment. Le vent caresse les paupières.
Camille termine de jouer. Son bras n’a pas tremblé. Quelques applaudissements claquent, oh, pas nombreux. « Dis, tu savais, toi, que la petite voisine du 4° faisait du violon ? » « C’est du violoncelle, je crois, c’est plus gros. »
Camille souffle. Elle a réussi. Elle a réussi à jouer. Même quand plus personne n’a envie de jouer, même quand la terre s’est arrêtée, elle, elle a réussi à jouer.
Les ambulances reprennent leur ballet. Ça va aller mieux, maintenant. Oh, les hélicos, les sirènes, les gyrophares ne vont pas s’arrêter du jour au lendemain, mais au moins, la musique, la beauté, l’art, vont reprendre leur place dans l’ordre ou plutôt le désordre du monde.
Avant de descendre les 20 marches de l’escalier, elle regarde Paris, encore une fois. Ça la fait sourire. Elle pense aux Aristochats.
Elle se sent plus légère, malgré les 8 kilos de Stradinou. Des idées commencent à lui traverser l’esprit. Et si, et si, et si ? Elle pense aux musées, à tous les musées vides, à la Joconde et aux autres qui attendent en patience qu’on vienne les admirer de nouveau…
Et si, et si, et si ? répète Camile… Et si, on ne sait pas, pourquoi pas, si le confinement durait, ou s’il devait recommencer, ne parlons pas de malheur, mais bon, on ne sait jamais…et si on allait, tous les deux, Stradi et moi, dans un musée vide, mieux, dans les musées vides, les plus beaux musées de Paris, je sais pas, moi, le monde arabe, le musée de l’homme, le grand palais ! Camille s’emballe, est prise d’un petit vertige et ose : Versailles !
Elle se voit déjà dans ce grand théâtre, seule… enfin, presque… peut-être Marie-Antoinette glissera une oreille. Camille sourit. Tout s’arrange toujours, même mal.