Ces messieurs de la Mort-Lente.

Une histoire écrite pour les images de Emre Orhun, au illustrateur avec qui j’ai travaillé sur « Pierre-Noël ». Finalement abandonné...

Le premier de ces messieurs était une dame. Enfin, une dame, il fallait regarder de près pour s’en apercevoir. De la moustache, un peu de barbe, une pipe puante à la bouche, enfumant les insultes qu’elle proférait à longueur de journée. Et des jambes de morse, si les morses avaient des jambes.

Des bras, des poils, des boutons, un peu tout ce qu’il faut pour faire d’un humain un monstre. Et une poitrine, énorme, géante, vertigineuse, parce que tout de même, elle était une femme.

Elle s’appelait Edith mais on l’appelait John.

Le deuxième de ses messieurs n’avait pas de nom. C’était un nègre effrayant et vorace. Il mangeait tout ce qui passait près de ses immenses mains. On dit qu’il dévorait un hérisson le matin et recrachait ses épines le soir.

Il ne parlait pas, et quand il parlait c’était mauvais signe. De toute façon, tout chez lui était mauvais signe. Le voir était mauvais signe: on pouvait en mourir.

On ne l’appelait pas. Jamais.

Le troisième de ces messieurs était le pire de tous. Coquet en diable, poudré, emperruqué, suivant la dernière mode, il aimait tuer. Soucieux de son apparence et de sa propreté, il prenait mille soins à trucider proprement. Il avait écrit un manuel de meurtre propre. Egorger sans sang, empoisonner sans bave, blesser sans blessure. Lors des assauts, il portait une large blouse blanche, un chapeau fermé, et un masque de visage. Pas pour ne pas être reconnu: pour ne pas être éraflé.

On l’appelait Marquis.

Le quatrième de ces messieurs était un fanatique. Condamné à mort dans sept pays, il avait du se fabriquer le sien. Un pays sans foi, sans loi, où on pouvait cracher Dieu et moquer les apôtres. C’est là qu’il se cacha et pu y fonder sa petite religion à lui, rien qu’à lui. Elle consistait à couper les doigts des petites filles, des femmes et des grands-mères. Puis d’en faire des colliers. Mais même dans ce pays sans foi ni loi, on ne coupait pas les doigts. La fanatique s’enfuit une nuit et ne dut son salut qu’à sa rencontre avec les autres de ces messieurs.

On l’appelait fingers.

Le cinquième de ces messieurs était un indien peau-rouge. Un vrai. Rouge du sang de ceux qu’il avait tué. Il venait des Amériques, où il avait inventé le scalp.

On l’appelait « Hugh » parce qu’il ne savait dire que ça.

Le sixième était le chef. Il n’avait aucun signe particulier que c’en était étonnant. Il ressemblait à monsieur tout le monde. Un monsieur tout le monde qui gérait sa petite boutique du crime comme d’autres leur épicerie. Il comptabilisait les balles reçues, les coups donnés, les têtes coupées avec l’application d’un petit notaire de province.

Pourquoi était-il le chef ?

Et pourquoi pas ?

On ne l’appelait pas chef, on l’appelait Monsieur. Monsieur Chef.

Le septième de ces messieurs était beau comme un Dieu. Tous en étaient amoureux, même s’ils auraient préféré se faire couper la langue que de l’avouer. Quand il montait à l’abordage, il fallait le voir sa chemise blanche flottant au vent, des cheveux fous dans ses yeux mauves… ses victimes mouraient en souriant, troquant la douleur contre la plaisir.

On l’appelait Ange.

Ah, c’était assurément le plus beau des pirates. Ah, c’était assurément la plus belle troupe de salopards réunis depuis l’aube des temps.

                                                                                              *

Comment cette histoire a-t-elle débuté ? Nul ne le sait, nul ne s’en souvient. Il est vrai que tous les témoins sont morts dans d’horribles souffrances (sauf les victimes d’Ange, heureuses comme tout).

Je vais tenter tout de même de dérouler le fil des évènements, afin que personne n’oublie.

Nous sommes en 1765. Au Canada français. Les anglais remportent victoire sur victoire. Leurs prisons sont remplies indifféremment de français révoltés, de militaires rebelles, d’indiens fidèles et de bandits véritables. 

On pend à tour de bras. Le bourreau a une tendinite. Il souffre.

-Colonel, je vous en prie, réduisez la cadence, j’ai trop pendu, trop dépendu. Regardez la taille de mon bras droit, celui qui actionne la trappe. Je n’en peux plus, je suis fatigué, je vous le demande, au nom de la charité chrétienne, réduisez la cadence. Ordonnez deux jours de pause dans les pendaisons. Ou alors, fusillez un peu que je me repose.

Le colonel anglais regarda de haut en bas le petit bourreau, avec cet air hautain, que seuls ont les colonels anglais.

-Soit. Je veux tenir compte de vos exigences. Mais sursoir aux exécutions, ce n’est pas possible. Le gouverneur me réclame 100 têtes par jour ! 100 ! Rendez-vous compte ! Je suis même obligé de pendre des innocents !

Le colonel regarda le bourreau et lui dit à voix basse :

-quoiqu’entre nous, aucun français n’est véritablement innocent.

Puis il regarda la tour noire, où s’entassaient les condamnés promis au gibet.

-Mais entre nous, bourreau, je ne suis pas insensible à la souffrance et je vous comprends. Vous êtes un bon bourreau, je vous ai vu à l’œuvre, vous êtes appliqué et consciencieux… si si, ne faites pas le modeste, je vous ai vu achever un géant à mains nues l’autre jour… et votre tendinite m’inquiète, il est vrai. Alors, je vais vous adjoindre des aides.

-Ah merci, mon colonel, pourrais-je les choisir moi-même ? il me les faudrait robustes et peu sensibles.

-Vous verrez avec l’adjudant-geôlier. 

-Mon colonel, je vous remercie pour votre humanité.

Le militaire allait s’éloigner quand le bourreau lui demanda :

-Au fait, mon colonel… que ferons-nous de mes aides une fois leur mission achevée ?

-Nous les pendrons, bien sûr.

-Merci, mon colonel.

                                                                                                              *

Le bourreau sortit de sa poche un petit carnet où il notait chacune des exécutions. L’heure, le nom du condamné, ses dernières paroles…

La prochaine charrette était hétéroclite : Une femme, mais méritait elle le nom de femme, accusée d’avoir mangé son mari. Oui, mangé !

Un esclave noir révolté, qui avait réduit en esclavage ses anciens maitres blancs, les obligeant à servir comme domestiques tout un jour durant !

Un marquis fier et droit, qui avait enfilé son plus beau costume pour être pendu, car cela était, répétait il « le plus beau jour de sa vie » !

Une sorte de moine défroqué, arborant en lieu et place de la croix un superbe collier de doigts fraichement coupés.

Et un indien des Amériques, coupable dit- on, d’avoir inventé le scalp.

Le bourreau dit au lieutenant-geôlier :

-Ceux-là me paraissent robustes et sans pitié. Ils feraient des aides parfaits. Lieutenant, défaites leurs liens, ils vont me supléer dans ma tâche.

-Vous… vous ètes sur, monsieur ? C’est qu’il s’agit des pires crapules de la prison, et que leur mort est souhaitée par les autres prisonniers eux-mêmes.

-Leur bras ne fléchira donc pas quand il s’agira d’actionner la trappe ou de trancher un col. Délivrez-les. Ordre du colonel.

Les 5 condamnés à mort ne montrèrent aucun signe de surprise. Ils en avaient vu d’autres. Mourir ou ne pas mourir n’était pour eux qu’un détail, qui se réglerait de toute façon définitivement un jour ou l’autre.

Seul le marquis montrait des signes d’agitation :

– Plait-il ? je vous interdit de défaire mes liens, vous m’entendez ? Interdit ! J’exige d’être pendu sur le champ ainsi que la loi l’exige ! j’ai le droit d’être pendu ! je suis un citoyen comme un autre !

-Ne t’inquiète pas, marquis, tu seras pendu bientôt. En attendant, tu vas pendre ! Cela ne te fait pas plaisir ?

Le marquis gratta sa perruque fraichement poudrée et dit :

-Si c’est pour pendre, alors, je veux bien ne pas être pendu.

On trancha leurs liens et on les amena face au gibet. On crut voir un léger sourire sur les lèvres de chacun d’eux. Voilà qu’ils se retrouvaient, même provisoirement, du côté de la justice. C’était une sorte de consécration.